Au moins, je ne vais pas passer ma soirée seul comme un chat esseulé à me poser tout un tas de questions existentielles à n’en plus pouvoir dormir. Ca, c’est le point positif. Le point plutôt négatif… enfin, si on peut l’appeler ainsi, se caractériserait par : mais dans quelle aventure me suis-je embarqué encore, voilà que je m’attendris et que je paie le restaurant à un parfait inconnu qui de surcroît ressemble à s’y méprendre à une femme ? Bon. En y repensant, ce n’est pas si négatif que ça. J’ai de l’argent et je reçois encore des indemnisations de la part de l’armée, ce n’est donc pas ça le problème. Finalement, je commence à croire que cet accident n’était pas la plus mauvaise des choses qui aura pu me tomber dessus ma vie durant. Il faut quand même avouer que c’est plutôt handicapant ces membres artificiels, ça ne fonctionne pas toujours très bien surtout dans le métier que j’ai choisi de faire. Pas entièrement compatible avec le recul des armes à feu, comprenez-vous ? Bref. De plus, le fait qu’Elleyson me tienne par le « bras maudit » me fait ressentir toutes sortes de sensations étranges, comme si mon membre-fantôme refaisait surface. J’ai mal là où je n’ai rien. Allez comprendre vous… mais ça, c’est plus psychologique que physique.
Le trajet se déroule en silence. C’est aussi l’une des choses que je suspecte de plomber la soirée : le silence. Vous savez, les longs silences de mort, pesants, qui s’installent lorsque personne n’a rien à raconter ? Oui vous savez, ceux-là, qui font s’installer la gêne et les rires pincés. Bref. J’ai beau me forcer à ne pas penser aux désagréments que mon titre de « Roi du Silence » pourrait nous causer, ce sont les seules choses qui me sautent aux yeux pour l’instant. Il faudrait vraiment me mettre en confiance pour que je daigne ouvrir mon livre. Ce n’est pas totalement impossible et ma condition n’est pas non plus irréversible, mais je doute que la première personne que je rencontre depuis mon arrivée en ville parvienne à briser les serrures qui enchaînent mon âme et mon cœur de glace. Néanmoins, j’ai la douce et étrange sensation de connaître pour la première fois de ma vie l’empathie, la compassion et tous ces ressentiments mielleux que la vie fait de « bien ». C’est qu’en plus, ça ne me serait pas désagréable…
Nous arrivons devant une enseigne que je ne prends pas la peine d’examiner. Je me contente de lorgner l’intérieur de la salle. Ce restaurant m’a l’air ma foi assez bien côté et la fréquentation n’a pas l’air mauvaise. Si seulement j’avais ma montre sur moi pour regarder l’heure… je me demande quelle est-elle. C’est que monsieur a l’habitude de se nourrir à une heure bien précise et il faudrait voir à ne pas le frustrer. Je décide d’entrer afin de me tenir informé de l’avancée de la soirée, sur une quelconque pendule ou horloge, ou peu importe en fait tant que je sais. En tant que bon gentleman, je tiens la porte à mon partenaire puis la referme sur moi. Par habitude, je quitte mon manteau et mon écharpe avant de m’avancer vers la réception. Un garçon en pardessus noir et cravate rouge nous reçoit, aimable.
Bonsoir, mon ami et moi n’avons pas réservé. Serait-il possible d’avoir une table tout de même ? »
J’imagine que la réponse ne sera pas négative au vu du vide intersidéral de la salle. Hormis quelques couples, personne à l’horizon. C’est peut-être un peu trop tôt pour manger… peut-être que ? Curiosité en alerte, je décide de poser la question au garçon de la réception.
Excusez-moi, puis-je vous demander l’heure s’il vous plaît ?
Bien sûr. Il est 20h30 monsieur. Vous préférez manger en salle ou est-ce que je vous installe sur la terrasse ?
20h30, j’ai largement le temps d’attendre que mes plats arrivent pour contenter M. Estomac. Je consulte Elleyson du regard. Il m’a parlé d’une magnifique terrasse mirador avec quelque émotion indéfinissable dans la voix et j’ai bien envie d’aller y jeter un œil, mais comme le dit si bien notre ami le serveur : on se les caille et il se trouve que je suis assez égoïste de nature. Après quelques secondes de réflexion et pour faire plaisir à celui avec qui je vais partager mon repas, je prends quelques informations supplémentaires sur ladite terrasse.
Elle est couverte et des feux la chauffent pendant la période hivernale, monsieur. Ce sera donc un dîner en terrasse pour ces messieurs ?
J’acquiesce lentement dans un sourire. Après tout, je peux bien me montrer gentil pour une fois dans ma vie et faire plaisir à la personne qui m’a elle-même fait plaisir il y a quelques minutes en m’offrant cette photographie. En y pensant, je resserre ma veste contre moi : il ne faudrait pas qu’elle tombe et que je la perde en cours de route. Ce serait fâcheux, encore plus que pour ma montre à gousset. Un si beau cadeau ! Le serveur nous fait signe de le suivre. Je lâche le bras d’Elleyson que je tenais toujours par habitude du chemin que nous venons de faire dans cette position. Il ne faudrait pas que la clientèle nous voie comme deux amants alors que nous nous connaissons à peine, surtout s’il a l’habitude de venir manger ici… cela lui donnerait une mauvaise image auprès du personnel et des autres habitués des lieux. Idem pour moi en y repensant, si un jour me prend l’envie de revenir manger dans cet établissement pour peu que le repas me convienne en cette soirée. Bref. Chassons ces pensées idiotes d’un coup de balai. Hors de ma tête !
L’homme en pardessus nous indique une table non loin des baies vitrées fermées. Il n’a pas menti : au-dessus de chaque vitre est accroché un néon chauffant rougeoyant. La vue est plutôt belle, la terrasse aussi d’ailleurs. Les tables sont décorées de manière sobre mais, à mes yeux, c’est juste ce qu’il faut pour cela reste joli. Propre. Avant que nous nous assoyions, le serveur nous débarrasse de nos vestes. Je garde avec moi mon paquet de cigarettes au détriment des conseils des médecins de l’armée vis-à-vis de mes traitements ainsi que mes clés. Effectifs personnels en sécurité, je me sens prêt à céder le reste à l’homme qui patiente. Il tourne les talons, nous priant de « bien vouloir attendre quelques secondes le temps qu’il revienne avec la carte. » Soit. Nous nous installons. C’est vrai qu’il ne fait pas froid ici, j’aurais pourtant juré qu’ils condamnaient l’étage pendant les périodes de froid. Il faut croire que je m’étais trompé. Il y a même d’autres clients
Le fameux silence tant détesté commence à prendre ses aises tout autour de nous, si bien que je n’entends plus que le brouhaha des conversations alentours. Je toussote pour qu’il s’en aille mais rien à faire. Je m’adresse donc à Elleyson pour la première fois depuis notre arrivée ici. Il faut bien briser la glace à un moment ou à un autre…
Alors… vous êtes un artiste certes, mais… que faites-vous dans la vie hormis la photographie ?
Mal à l’aise, vous dites ? C’est pire que ça. Bien pire. Ma phrase terminée, je prends une grande inspiration et souris comme si de rien n’était. Malheureusement, mon expression ne parvient pas à cacher toute la gêne, qui a tendance à s’échapper de tous les pores de ma peau… lorsque je ne suis pas à mon avantage les personnes en ma compagnie ne tardent pas à s’en apercevoir, généralement. Je passe une main dans mes cheveux, lâchant finalement un petit rire nerveux, puis m’accoude à la table le sourire du mec gêné/hébété toujours pendu à mes lèvres.
Je suis désolé, je ne suis pas très doué pour faire la conversation…
Sauvé par le gong : le serveur revient à petits pas pressés pour nous présenter leur carte. À peine l’avons-nous en main qu’il nous demande si nous désirons un apéritif. Je n’ai pas à réfléchir bien longtemps pour le tacler avec mon habituel :
Un Scotch.
Puis, me rendant compte que j’ai été un peu rustre, j’ajoute :
… S’il vous plaît.